... ou " comment le rhinocéros de Durer a marqué l'histoire de l'art" ...
Le voyage, les voyages ont nourri les œuvres d'art tout au long des siècles.
C'est ce que nous découvrons en ce moment lors de nos rencontres en " Histoire de l'art".
De ces découvertes, les artistes témoignent mais aussi inventent des mondes ...
Les animaux exotiques s'invitent dans les tableaux ...
C'est le cas du rhinocéros ...
Le "rhinocéros de Durer" est une gravure sur bois d’Albrecht Dürer datée de 1515, réalisée d'après une description écrite et un bref croquis réalisé par un artiste inconnu, d’un rhinocéros indien (Rhinoceros unicornis) débarqué à Lisbonne en cette même année 1515.
Dürer n’a jamais observé ce rhinocéros qui était le premier individu vivant vu en Europe depuis l’époque romaine ( depuis 12 siècles !).
L'histoire :
En 1514, Alfonso de Albuquerque, gouverneur de l’Inde portugaise à Goa, envoie deux ambassadeurs auprès de Muzaffar Shah II, sultan de Cambay (Gujarat moderne), pour lui demander le droit de construire un fort portugais sur l’île de Diu.
Le sultan ne donne pas son accord mais renvoie les Portugais avec des cadeaux prestigieux, dont un rhinocéros ...
À la différence des rhinocéros africains, le rhinocéros indien (R. unicornis) ne possède qu'une seule corne. Son dos est couvert de plaques de peau épaisse reliées entre elles par de la peau souple qui favorise leur articulation.
Après un voyage particulièrement rapide de quatre mois ( le bateau quitte Goa en janvier 1515), la flotte des Indes chargée d’épices et de trésors arrive dans le port de Lisbonne le 20 mai 1515.
Entre tous les cadeaux, le débarquement du rhinocéros, venant enrichir la ménagerie exotique du roi Manuel Ier, fait la plus forte impression.
Un tel animal n’avait pas été vu en Europe depuis douze siècles : par les auteurs anciens, on connaissait son existence mais il était devenu pour la culture occidentale une bête mythique, confondue parfois dans les bestiaires avec le légendaire « monoceros » (la licorne).
Mais tous les érudits identifient alors immédiatement l’animal décrit sous le nom de rhinoceros par Pline l'Ancien, Strabon et d'autres auteurs anciens.
« Dans les mêmes jeux on montra aussi le rhinocéros qui porte une corne sur le nez ; on en a vu souvent depuis : c'est le second ennemi naturel de l'éléphant. Il aiguise sa corne contre les rochers, et se prépare ainsi au combat, cherchant surtout à atteindre le ventre, qu'il sait être la partie la plus vulnérable. Il est aussi long que l'éléphant ; il a les jambes beaucoup plus courtes, et la couleur du buis. » - Pline l'Ancien.
Car savants et curieux viennent examiner la bête. Plusieurs dessins, accompagnés de descriptions et de commentaires tirés des Anciens, en sont faits et circulent alors en Italie, en Europe centrale et en Allemagne, ...
Dès le 13 juillet 1515 parait à Rome un poemetto de Giovanni Giacomo Penni décrivant l’arrivée sensationnelle de l’animal.
Le Rhinocéros à Lisbonne,
première représentation illustrant le poème de Penni, Rome,
13 juillet 1515 (Biblioteca Colombina, Séville).
Le roi fait alors défiler la bête avec d’autres animaux exotiques au cours d’une ou plusieurs parades dans les rues de Lisbonne.
Le 3 juin, il organise un combat opposant le rhinocéros à l’un de ses jeunes éléphants (selon ce qui était dit dans les textes anciens : le rhinocéros et l’éléphant étant bien les pires ennemis) Mais découvrant son adversaire et sans doute effrayé par la foule bruyante venue en nombre, l’éléphant court se réfugier dans son enclos et le rhinocéros est déclaré vainqueur par abandon.
Sa bravoure et son invincibilité ne font qu'ajouter à son aura et à sa renommée.
Le roi Manuel décide alors d’offrir le rhinocéros au pape Léon X (il a besoin de son appui pour garantir les droits exclusifs du Portugal tant en Extrême-Orient qu’au Brésil).
L’année précédente, Léon X avait déjà été honoré par Hanno, un éléphant blanc des Indes que Manuel lui avait offert.
Avec d’autres précieux cadeaux, le rhinocéros paré de velours vert décoré de fleurs embarque en décembre 1515 pour un voyage du Tage à Rome. On prête aussi au pape l’intention d’organiser à Rome un combat du rhinocéros contre un éléphant.
Le vaisseau relâche à proximité de Marseille au début de l’année 1516.
La renommée du rhinocéros est telle que le roi de France François Ier, en pèlerinage à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume en Provence, veut voir l’animal.
Il vient de se couvrir de gloire à la bataille de Marignan : il a été armé chevalier au soir de la bataille ... et il tient à rencontrer la bête dont l’armure naturelle et la prouesse contre l’éléphant constituent désormais un symbole de la chevalerie.
Cette rencontre a lieu sur l'îlot d'If, le 24 janvier 1516.
Saviez-vous que de cette visite naîtra la décision politique de construire une défense de la côte marseillaise sur ce rocher nu ... D'où la construction ... de notre célèbre chateau d'If !
( Vous avez du voir le rhinocéros de Durer au Chateau d'If ... vous étiez-vous poser la question? Aviez-vous la réponse ?)
Le navire repart ensuite pour Rome mais fait naufrage lors d’une tempête soudaine alors qu’il navigue près du golfe de Gênes.
Le rhinocéros, enchaîné à bord est incapable de nager et se noie ...
Après le combat de Lisbonne, une telle fin, luttant malgré ses chaînes contre la tempête, achève de faire du rhinocéros un héros.
Le rhinocéros a été représenté dans les peintures de l’époque à Rome par Raphaël et Giovanni da Udine.
Un rhinocéros vivant ne sera revu en Europe qu’à l'arrivée d'un second spécimen indien à Lisbonne en 1577, « Clara » qui fut exposée dans toute l’Europe au cours des années 1740 et 1750.
La gravure de Dürer:
Albrecht Dürer, né en 1471 à Nuremberg, donc âgé de quarante-quatre ans en 1515, est alors un artiste allemand complet.
A la fois peintre, dessinateur, graveur, théoricien et réformateur des arts, il est déjà célèbre, puisque grâce à ses reproductions bon marché, son travail est très largement diffusé en Europe.
À partir de 1510, il délaisse d'ailleurs la peinture pour la gravure, car elle lui permet de revenir à l'essentiel, c'est-à-dire au dessin.
Dürer a également toujours porté un grand intérêt à l'observation de la nature, intérêt digne d’un botaniste ou d'un zoologiste et que l’on retrouve dans de nombreuses compositions (sept cents représentations d’animaux apparaissent dans ses seules gravures) où il recherche tout autant l'exactitude de la représentation que la pure création artistique.
Entre le 20 mai et le 3 juin 1515, le rhinocéros est donc objet de la curiosité générale : artistes et savants en font des croquis et des descriptions qu’ils envoient à leurs correspondants en Europe.
Un document comparable parvient à Nuremberg et inspire Albrecht Dürer.
Il réalise tout d'abord un dessin à la plume et à l’encre, avec une reprise de la légende qui l’accompagnait. Ce dessin, intitulé RHINOCERON 1515 est aujourd’hui au British Museum (Londres).
Dürer interprète son modèle et en fait une chimère :
Il rajoute sur son dos une petite dent de narval (considéré alors comme une corne de licorne), dessine les plis de la peau du rhinocéros comme les plaques de la carapace d’un crustacé, la peau de ses pattes se transforme en écailles de reptile ou de pattes d’oiseau et il lui dessine une queue d’éléphant.
Pour permettre une duplication en grand nombre du dessin, il réalise peu après une gravure sur bois d’après son dessin à la plume ( ce qui fait qu’à l'impression le rhinocéros apparaît orienté dans l’autre sens).
Cette gravure est intitulée « 1515 RHINOCERVS »
et signée de son monogramme habituel, « AD ».
La technique de la gravure sur bois ne permet pas de tracer des lignes aussi fines qu’à la plume, les plaques de la carapace du rhinocéros n’évoquent plus un crustacé mais plutôt les plaques d’une armure métallique.
La légende de la gravure, composée en caractères mobiles, est placée par Dürer au-dessus de l'image, et possède de notables différences par rapport à la légende du dessin : on y mentionne cette fois « le grand et puissant roi de Portugal » et on ne reproduit plus le nom de l’animal en langue indienne.
L’ensemble mesure 24,8 × 31,7 cm.
La traduction française de la légende en allemand de la gravure de Dürer est la suivante :
« En l’année 1513 [sic] après la naissance du Christ, on apporta de l’Inde à Emmanuel, le grand et puissant roi de Portugal, cet animal vivant. Ils l’appellent rhinocéros. Il est représenté ici dans sa forme complète. Il a la couleur d’une tortue tachetée, et est presque entièrement couvert d’épaisses écailles. Il est de la taille d’un éléphant mais plus bas sur ses jambes et presque invulnérable. Il a une corne forte et pointue sur le nez, qu’il se met à aiguiser chaque fois qu’il se trouve près d’une pierre. Le stupide animal est l’ennemi mortel de l’éléphant. Celui-ci le craint terriblement car lorsqu’ils s’affrontent, le rhinocéros court la tête baissée entre ses pattes avant et éventre fatalement son adversaire incapable de se défendre. Face à un animal si bien armé, l’éléphant ne peut rien faire. Ils disent aussi que le rhinocéros est rapide, vif et intelligent. » Faidutti 1996, chap. 3.2
La gravure de Dürer obtient tout de suite un grand succès dans toute l’Europe.
Quatre à cinq mille impressions de cette image ont probablement été vendues de son vivant.
Grâce à Dürer, la redécouverte du rhinocéros eut pour effet de confirmer la véracité des écrits de Pline et d'en renforcer l'autorité auprès de scientifiques.
Après la mort de l’artiste en 1528, plusieurs rééditions de ce bois gravé furent réalisées jusqu’au début du XVIIe siècle.
Outre ses rééditions, qui n’ont jamais satisfait la demande, elle a été copiée avec beaucoup de précision par plusieurs artistes pour illustrer des livres publiés du XVIe au XVIIIe siècles.
Et a inspiré nombre d’œuvres.
En dépit de ses inexactitudes anatomiques, la popularité du rhinocéros chimérique de Dürer est restée forte et fut copiée à maintes reprises pendant plus de deux siècles.
Ni la présence d’un nouveau rhinocéros indien pendant huit ans à Madrid de 1579 à 1587, représenté par une gravure de Philippe Galle en 1586 à Anvers et qui a pourtant inspiré certains artistes au XVIIe siècle, ni l’exposition d’un rhinocéros vivant à Londres en 1684-1686 et d’un deuxième en 1739 n'ont empêché le rhinocéros de Dürer de rester pour la plupart des gens l’image vraie d’un rhinocéros.
Elle a été considérée comme une représentation réaliste d’un rhinocéros jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
Ce n’est qu’à partir de 1741, avec l’arrivée en Hollande de Clara le rhinocéros, qui fut exposée dans toute l’Europe au cours des années 1740 et 1750, que l’image réaliste de ce dernier animal se substituera à celle de Dürer dans l’iconographie européenne.
Jean-Baptiste Oudry a peint un portrait grandeur nature de Clara le rhinocéros en 1749 et George Stubbs un portrait de grande taille d’un rhinocéros à Londres vers 1790.
Ces deux peintures étaient beaucoup plus réalistes que la gravure de Dürer et ces images ont progressivement commencé à remplacer le rhinocéros de Dürer dans l’imaginaire collectif.
En particulier, la peinture d’Oudry a influencé la planche de l’Histoire naturelle de Buffon, qui elle-même a été largement copiée.
Si les naturalistes ont abandonné la chimère de Dürer depuis le siècle des Lumières, ce n’est pas le cas des artistes qui continuent d’éprouver pour cette gravure, devenue une icône, une indéniable fascination.
Beaucoup de sculpteurs, de peintres et de graphistes contemporains reproduisent la gravure de 1515 en l’interprétant de toutes les manières, avec une indéniable fascination.
Parmi les plus connus du grand public, Salvador Dalí qui a peint et sculpté le rhinocéros de Dürer accompagné de tests d’oursins : c’est pour lui le Rhinocéros Cosmique ou le Rhinocéros habillé de dentelles,
Statue monumentale du Rhinocéros habillé de dentelles
par Dalí à Puerto Banús, inspiré du Rhinocéros de Dürer.
ou encore Niki de Saint Phalle qui a repris la silhouette du rhinocéros de Dürer en la remplissant de vives couleurs, sous la forme de lithographies ou de bouées gonflables.
Dans un cas comme dans l'autre, observez les "plaques cuirassées" et la petite " corne" sur le dos ... c'est bien le rhinocéros de Durer !
Umberto Eco explique que les « écailles et plaques imbriquées » de Dürer sont devenues un élément nécessaire pour représenter l’animal... Il note également que la peau d’un rhinocéros est plus rugueuse qu’elle n’apparaît visuellement et que de telles plaques et écailles traduisent plutôt bien cette information non visuelle.
Vers la fin des années 1930, le dessin de Dürer apparaît encore dans les manuels scolaires allemands comme la représentation fidèle d’un rhinocéros ; d’ailleurs, en allemand, le rhinocéros indien est toujours appelé le Panzernashorn, le «rhinocéros blindé ».
La notoriété de cette œuvre est toujours importante ; ainsi, en 2013, une gravure sur bois du Rhinocéros de Dürer a été vendue aux enchères 866 500 dollars.
Très rocambolesque cette histoire qui frôle Marseille et touche l’art
Merci de nous l’avoir rappelé in extenso
bonne journée
Jean
De rien ! 🙂
Ce prestigieux animal ne doit pas disparaître !!!! hélas, il est bel et bien menacé…
En effet …
Merci pour ce beau voyage avec François Ier le château d’If et un rhinocéros
Quelle aventure…
bonnes vacances
Yolande
Vacances ? 😉