VdSMaria Héléna Vieira da Silva

" Sans titre" 1987

tempéra et encre de chine

sur papier Japon 66,3 x 31 cm

Je suis " tombée" sur un petit livre plein de charme qui sous la plume de Bernard Noël, nous livre quelques "réflexions" sur son travail de peintre de Maria Héléna Vieira da Silva.

(Nous l'avons déjà rencontré il y a peu : voir ici.)

Ce texte sous forme d'entretien est accompagné de dessins de Maria Héléna, et d'un poème " les Etats de l'air" écrit devant des dessins de celle-ci.

Le texte est un peu "long" pour mon article, mais il vaut la peine bien sûr de prendre un peu de temps pour le lire, le déguster ... et le méditer ...

Bernard Noël : "Parler de thème, de couleurs, de formes ne donne pas à voir, c'est un semblant, alors autant commencer par ce dont on peut parler, et qui toujours se ramène au travail "

Vieira da Silva :"Je suis très heureuse quand je peux travailler, mais pas toujours, car je n'en suis pas toujours digne : parfois, je me laisse envahir par l'angoisse, et puis je suis trop souvent dérangée... Quand on veut faire passer dans la main quelque chose qui est dans la tête, c'est très long, et ça ne vient pas comme on avait pensé. Il y a une lutte entre la tête et la main. Je ne me sens pas gestuelle. Je ne sens pas que je fais un geste. Je sens que je fais quelque chose qui obéit à ma tête, à ma pensée. Ce qui se passe là est mystérieux. Si je mettais dans une machine un tas de petites taches avec des couleurs, j'arriverais peut-être à faire un tableau comme les miens, mais ça prendrait plus longtemps qu'à la main. J'ai fait des collages à la machine à écrire, des tas de O, des tas de I, mais une fois collé, c'était trop froid, trop égal, même si je variais la couleur de l'encre et celle des papiers. Il fallait que je passe de la couleur" …

Vous parliez de lutte entre la tête et la main, mais une fois le travail engagé, la main n'est-elle pas plus libre ?

C'est très rare qu'elle travaille toute seule, la main, elle est très timide, très méfiante. Parfois, je dois lutter avec la timidité presque tout le jour. J'ai remarqué que j'avais plus de mal à travailler le jour que la nuit. La nuit, je pers la peur … Je n'arrive pas à savoir exactement entre la main et la tête. Je sens très peu l'autonomie de la main. La tête est toujours là. Quelquefois la main apporte des surprises heureuses, mais c'est très rare. Il arrive aussi que des choses sortent de ma tête, des choses dont je n'ai pas conscience. J'ai l'impression que tout vient davantage de la tête que de la main, mais comment savoir ?

Qu'est-ce qui fait qu'on passe une vie à peindre des images ?

Une vie. C'est étrange. Je me demande cela tous les jours. C'est si difficile de parler de la peinture. Par exemple, c'est un de mes derniers tableaux... Je ne sais pas s'il est fini. Selon la lumière, je me dis, tu pourrais encore, et puis je n'ose pas. Je pourrais en dire beaucoup de choses, mais ces choses ne sont pas encore des mots. Si ce tableau n'était pas de moi, je l'aurais regardé, et il me semble qu'il m'aurait intéressée... Et cependant ce que je vois et ce qui m'intéresse, je ne peux en parler. Le monde des formes et des couleurs est un autre monde qui a très peu de rapports avec la parole. Quand je regarde un tableau, je me dis c'est curieux et çà et çà, mais quand je traduis en mots, je ne suis même plus sure de ma pensée... Quand je peins, ce n'est pas avec des paroles, les paroles sont absentes, ou si je dialogue avec moi-même, c'est en parlant d'autre chose. Quand je peins, je calcule, oui, je suis toujours en train de calculer, toujours. Je calcule le dosage de tel millimètre. Le dosage de la densité. La correspondance de telle tache avec telle autre tache. Le tableau se fait uniquement avec çà... La littérature, la pensée, ça n'existe pas quand je peins. Je suis occupée comme un ébéniste. Ce n'est pas une question technique, pas du tout. Pour aboutir à une certaine force, à une certaine densité, j'oublie tout le reste. Que de fois je modifie une tache minime, si minime que personne ne la voit, et il me semble que le tableau trouve sa force quand je fais çà.

D'où vient le sentiment de cette nécessité ?

Qui m'impose çà ? C'est le tableau lui-même. Au commencement, le tableau a une structure qui demande certaines choses ou qui le rejette. Cette structure doit avoir une signification. Elle en a une pour moi à partir du moment où, dessinant quelque chose, je rentre dans le tableau … C'est un peu absurde, n'est-ce pas, de parler ainsi ? … Tant que je ne peux pas entrer dans le tableau, le tableau n'existe pas. Puis çà commence, et je sais que je vais pouvoir me promener là-dedans. Alors, je deviens petite et je rentre dans le tableau. L'autre jour, en venant ici où il y a une belle lumière du nord, j'ai vu ce tableau-là … Dans ce tableau, on voit une chose qui arrive rarement dans la nature, quand on est subitement entouré par une brume qui envahit tout. Je n'ai vu cela que deux fois. Une brume qui enveloppe tout, et cependant elle met les choses comme dans la lumière. Si l'on ne représentait rien dans un tableau, il n'y aurait pas de lumière.

Mais en même temps la représentation n'est rien, car la peinture se sert de l'image pour autre chose que l'image ….

Curieux que pendant tant de siècles on ait peint des martyrs, mais ce sont des martyrs qui ne souffrent pas. Je n'aime pas la souffrance en art,je ne l'aime pas car on ne peut pas peindre la souffrance. Si on pouvait la peindre, ce serait insupportable. Goya y parvient quelquefois, et elle est si grande qu'on sent qu'il l'a peinte malgré lui. On sent qu'il est passé à côté des charniers, qu'il a vu … La vraie souffrance, on veut la représenter aujourd'hui,mais je crois qu'il n'est pas possible de peindre la vraie souffrance. Le cirque romain, çà c'était la vraie souffrance, et çà devait être insoutenable... L’histoire est affreuse, une suite d'horreurs. Mais que l'histoire que racontent les peintres, les sculpteurs, les architectes donne l'impression qu'il y a eu tout de même quelques êtres qui ne se battaient pas.

Est-ce que la reconnaissance de votre œuvre a changé quelque choses dans votre travail ?

Être accepté est très important, important parce qu'il faut vivre, mais le regard des gens sur mon travail me fait tellement peur. Il y a réponse et réponse, parfois le mot juste vient d'où on ne l'attend pas, et cela fait plaisir … Un jour, un technicien est venu ici, un ingénieur, pour une histoire de robinets, et il s'est arrêté longuement devant un tableau. Il m'a dit : «  Ah, c'est intéressant, c'est un peu dans le genre Basque ». Cela m'a beaucoup plu parce que ça témoignait d'un vrai regard sur le tableau en question. Une autre fois, un fumiste m'a dit : «  Vous faites çà d'après nature ou d'après photo ? » J'ai été très touchée par l'attention de ce fumiste … Mais j'ai honte de ma peinture devant des gens pas préparés … Il y a beaucoup d'injustice dans le monde de l'art. Pierre Jean Jouve nous a expliqué un jour qu'il y a 4 manières d'être artiste : avoir du génie et du succès, avoir du génie et pas de succès, avoir du succès et pas de génie, n'avoir ni succès, ni génie... je crois que c'est vrai, non ? Et encore, on ne sait pas, tout dépend de l'époque. On ne sait pas quelles choses comptent. Un chef d’œuvre ne peut jamais donner de fruits. Une montagne peut accoucher d'une souris, ou l'inverse . Nous voulons avoir des certitudes, mais notre présence en ce monde est toute faite d'incertitudes. Nous n'avons de certitudes que pour les petites choses , au jour le jour, et encore … L'art donne la sensation de certitude gratuite qui peut aider à vivre.

Vous travaillez pour aider à vivre ?

J'aimerais bien, mais je n'ai pas cette prétention. On parle beaucoup aujourd’hui contre l'élitisme. En fait, n'importe qui peut aujourd'hui se procurer des livres, de la musique, mais il y a des groupes de gens pour chaque chose. Certains aiment le sport, d'autres le bricolage, d'autres les timbres … et les plus grands génies ne peuvent aider beaucoup de gens, quelques uns seulement. Aujourd'hui , les grandes œuvres sont à la portée de tous, mais tous ne le savent pas. L’esprit souffle où il veut et quand il veut, dit la Bible. Je voudrais qu'il souffle tout le temps. Mais peut-être n'a t-il pas assez de souffle pour souffler sur tant de gens. Le mal, la laideur viennent de la bêtise, et contre la bêtise il n'y a rien à faire parce que la violence existe. Si les gens canalisaient la violence à l'aide de l'intelligence, cette énergie pourrait servir à changer les choses. Je voudrais être contre la violence, mais on ne peut être contre une chose qui existe. La violence existe en elle-même et les artistes n'y peuvent rien... Alors, ils travaillent, et ce qui est magnifique avec la peinture de chevalet, c'est qu'on peut faire un monde plus vaste que la surface. On peut donner une idée beaucoup plus vaste que la petite chose sur laquelle on peint. Un jour j'ai senti que peindre, c'est donner à une toile ce qu'elle demande. Il y en a qui n’acceptent rien, et le tableau est raté. C’est un peu comme le rapport avec les gens. Et peut-être est-ce pour çà qu'on passe une vie à faire des images …

« Rencontre » Atelier des Brisants

Entretien avec Bernard Noël,

paru dans le numéro 252

de la » Quinzaine littéraire »

daté du 16 au 31 mars 1977

5 Thoughts on “Maria Helena Vieira da Silva…quelques “pensées” …

  1. Je reviendrai bien lire… ce n’est pas le comédien Bernard Noël, je viens de regarder sur Wikipedia (je l’aimais bien !); merci c’est un autre aspect de Vieira da Silva, je ne connais que le Taschen qui lui est dédié ! bonne soirée, mes amitiés

  2. humbert on 18 mai 2011 at 0 h 07 min dit:

    ce qui est interessant a mon avis c est le doute perpetuel de l artiste face a sa toile.on dirait presque que c est la toile qui decide si elle veut de l oeuvre ou non comme si il y avait une communion entre le support et l artiste ,la main hesitante qui suit la pensee ou bien l inverse!!on apprecie apres cette lecture,tout le travail de minutie apporte a chaque petit trait et la lumiere qui jaillit parfois a la derniere petite touche qui revele tout le travail.merci Christine pour ce texte que je relirais avec interet

    gros bisous a vendredi mireille

  3. elisabeth on 18 mai 2011 at 1 h 14 min dit:

    Quelle profondeur tout de même ! on la sent tourmentée, et c’est comme si elle transformait son angoisse en art. Quand elle parle de Goya et de la souffrance traduite en tableau, je pense aussi au “cri”, qui est terrible à regarder…..

  4. Bernard Noël, écrivain, poète et essayiste: http://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Noël

    J’ai bien aimé cet “entretien”… j’espère qu’il t’intéressera aussi…

    Bonne journée!

  5. Belle perception que tu as de ses pensées… c’est tout le travail ” universel” du peintre… laisser la toile “prendre vie” …

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